Revue Inclusion Sociale – Mars 2021
Marie Paquette est docteure en Psychologue. Elle se spécialise dans l’évaluation neuropsychologique de personnes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme. En plus de sa pratique clinique, Marie Paquette collabore à plusieurs projets de recherche en psychologie sociale, touchant notamment les vecteurs de l’inclusion sociale des personnes en situation de handicap et la prévention des enjeux vécus par les parents d’enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme. Elle s’intéresse également au domaine de la maltraitance intrafamiliale, plus particulièrement dans une optique de prévention.
DES ENVIRONNEMENTS CAPACITANT POUR SOUTENIR LES CAPABILITÉS DES PERSONNES EN SITUATION DE HANDICAP
Contexte
Dans une perspective d’inclusion sociale et d’auto-détermination, le développement humain renvoie à l’élargissement du degré d’autonomie et celui des choix dont dispose une personne. Il cible, entre autres, l’atteinte d’un bien-être individuel, l’auto-réalisation, l’accès aux connaissances, aux loisirs etc., de même qu’une protection contre la souffrance, la menace.
L’ensemble de ces conditions s’actualise à partir d’un déterminisme individuel, mais n’est concrètement rendu possible que par l’existence d’un environnement promouvant ces facteurs de liberté. À travers cet article, nous proposons de présenter la notion d’environnement capacitant, qui répond à cette visée du développement des libertés individuelles à travers une conception constructiviste de l’ergonomie.
Environnements capacitants et capabilités
Comprendre la notion d’environnements capacitants, c’est d’abord le mettre en relation avec la notion de capabilités qui lui donne son existence. Cette notion de capabilities a été introduite dans les années 1980, par le philosophe et économiste indien Amartya Sen, puis reprise et développée par la philosophe américaine Martha Nussbaum. Elle est utilisée pour circonscrire des éléments fondamentaux relatifs à la qualité de vie des gens (Nussbaum, 2012), soit des libertés et des possibilités individuelles, découlant à la fois des particularités personnelles et des contextes politique, social et économique dans lesquels évolue l’individu.
Le terme « capabilité » se distingue de celui de « capacité », renvoyant à un savoir-faire, et désigne plutôt l’idée d’être en mesure de faire (Amoureux & Mazereau, 2015). Cette approche tend à dépasser l’idéologie rawlsienne du droit universel à des biens substantiels, en pro-mouvant plutôt des libertés (ou possibilités) substantielles. Elle cherche ainsi à résoudre le problème d’une recherche à l’égalité des chances dans un contexte d’inégalité des conditions, en reconnaissant la liberté comme but essentiel de l’évolution d’une société.
Cette visée pour le développement humain exige en ce sens une interaction entre les capabilités d’une personne et ses environnements physiques et sociaux, que l’on espère le plus possible « capacitants » ou favorisant le développement de personnes. C’est le résultat de ce rapport dynamique qui permet à l’individu d’exercer, dans son quotidien, sa liberté et son droit de choisir à partir d’options réelles.
Exigences de l’environnement capacitant
En tant qu’ergonome, Pierre Falzon, qui a grandement contribué au développement du concept d’environnement capacitant, s’intéresse entre autres aux questions de santé et de bien-être au travail en situation de handicap.
En s’inscrivant dans une posture d’ergonomie constructive, le développement d’environnements sociaux et physiques capacitants contribue à prévenir la survenue de situations délétères pour la santé et tente de moduler le niveau des déficiences et des incapacités des citoyens en optimisant leur niveau de contrôle et en élargissant leurs possibilités d’action. Falzon (2005) pose trois grandes exigences de l’environnement capacitant. D’une part, l’environnement ne doit pas être délétère pour l’individu. Il doit ensuite tenir compte des différences individuelles en favorisant l’intégration et l’inclusion. Enfin, il doit permettre l’émergence de nouvelles compétences ou savoirs et faciliter l’élargissement des possibilités d’action et du degré de contrôle du citoyen sur sa vie ou sur une tâche en particulier.
Les caractéristiques de ces environnements capacitants renvoient à leurs visées préventive, universelle et développementale (Falzon, 2005). D’un point de vue préventif, l’environnement capacitant est non agressif pour l’individu et préserve les capacités futures ou l’étendue des possibilités. L’environnement renvoie ainsi à une ergonomie assurant une prévention des facteurs de risques pour la sécurité et l’intégrité physique et psychologique de l’individu. D’un point de vue universel, l’environnement capacitant doit offrir une ergonomie sensible aux différences « inter-individuelles » (i.e. âge, sexe, culture, anthropométrie, etc.), qui permet de palier à des déficiences ou à des incapacités de diverses natures (i.e. liées à l’âge, à des maladies, etc.).
Enfin, d’un point de vue développemental, l’environnement capacitant renvoie à la mise en action de l’individu, qui doit pouvoir se projeter vers le progrès, l’efficacité et la réussite (i.e. augmentation du degré d’autonomie, développement de nouveaux savoirs, de nouvelles compétences).
Ces environnements proposent donc un ensemble de facteurs visant à convertir les ressources disponibles en réalisations personnelles concrètes (Fernagu-Oudet, 2012). Ce qui unit les environnements capacitants est donc la notion de « facteurs de conversion » permettant l’actualisation de l’auto-détermination et de l’inclusion sociale.
Échelles des environnements capacitants
Le développement des environnements capacitants se déploie selon un modèle d’organisation en trois échelles comprenant un niveau macroscopique; mésotopique et microscopique (Gervais, 2019; Picard, Olympio, Masdonati & Bangali, 2015). L’échelle macroscopique implique les sphères politiques et législatives qui développent et encadrent l’environnement capacitant et ses composantes. Ce niveau permet la création d’un contexte opportun (i.e. lois, services, coordination, etc.) et le déploiement de ressources primaires (i.e. financement, emplois, infrastructures, etc.) nécessaires à l’actualisation d’un tel environnement. À l’échelle mésotopique, on considère l’opérationnalisation des services, soit, notamment, les acteurs qui les représentent et les offrent selon un mode de fonctionnement mis en place et organisé par le niveau macroscopique. Cette échelle constitue autrement dit un niveau intermé-diaire entre les politiques et les individus. Quant à l’échelle microscopique, elle renvoie aux caractéristiques de l’individu ainsi qu’aux éléments centrés autour de ce dernier. Ce niveau implique tant l’état de santé physique et mentale de la personne ou encore ses capacités cognitives, mais également ses relations avec autrui, son ouverture aux autres, ses valeurs, l’emploi qu’il occupe, le niveau d’éducation, ses expériences, ses connaissances, etc. L’analyse des interactions entre ces trois niveaux renvoie à une compréhension holistique des facteurs qui influencent les possibilités d’action de l’individu.
Environnement capacitant et situation de handicap
L’actualisation des ambitions d’une personne ne dépend pas uniquement de ses ressources personnelles ou matérielles, mais également de son environnement (Amoureux & Mazereau, 2015). C’est à partir de cette prémisse que doit s’orienter le caractère « capacitant » d’un environnement. L’environnement, soit l’ensemble de ses composantes organisationnelles, techniques, technologiques, sociales, humaines, etc. doit permettre de contourner le déterminisme individuel. La politique de compensation, selon l’approche des capabilités, doit passer par une quête d’égalité des opportunités afin d’assurer une liberté individuelle réelle (Marissal, 2009). En conférant à la notion de liberté un rôle central, rappelons que l’approche de Sen permet une évaluation de la qualité de vie et du bien-être ainsi qu’une appréhension subjective et individuelle de ce que l’on entend par bien-être (Lafaye, 2015). Les professionnels et intervenants qui oeuvrent auprès des personnes en situation de handicap et ce, au sein de structures scolaires, médicales, psycho-sociales, culturelles, communautaires, etc., s’inscrivent au sein du niveau mésotopique. Bien qu’ils aient une marche de manoeuvre limitée et dépendante d’instances supérieures (macroscopiques), leurs actions doivent pouvoir donner à l’individu, confronté à des incapacités ou à des obstacles, des éléments permettant d’accroître ses libertés réelles dans toutes les sphères de sa vie, qu’il s’agisse du parti politique pour lequel il désire voter ou encore le plat ou les aliments qu’il souhaite manger. Il ne s’agit donc pas de prendre en charge les incapacités, mais de promouvoir les capabilités. C’est dans cela que réside le potentiel d’action de l’environnement capacitant (Picard et al. 2015).
Les environnements capacitants et sa relation aux capabilités sur laquelle ils reposent, rejoignent des valeurs d’auto-détermination et d’inclusion sociale et impliquent le façonnement de l’environnement et de son écosystème dans le cadre de l’utilisation de ressources et services pour tous les citoyens. La mise en place de ces environnements pour les personnes en situation de handicap suppose un engagement de tous et chacun pour le développement et l’opérationnalisation des offres de service et d’accompagnement vers les ressources de droit commun.